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II.4. Difficultés de l'approche F+I des systèmes sensori-moteur


 

Les deux paragraphes précédents ont montré comment l'approche F+I échappait à la nécessité de spécifier une interprétation lorsqu'on l'applique, soit aux sciences, soit à l'informatique.
Quand l'approche F+I est appliquée à un système sensori-moteur, comme nous allons le voir, il n'est plus possible d'échapper à la spécification rigoureuse d'une interprétation. Cette approche se heurte donc dans ce cas, de plein fouet, aux insurmontables difficultés de la catégorisation.

Le phénomène modélisé par un système sensori-moteur est son propre environnement physique. Le système interagit directement avec cet environnement, il fait partie intégrante du phénomène qu'il modélise. Cette interaction ne passe plus par la médiation d'un utilisateur humain, mais par le biais des capteurs et actionneurs du robot. Dès lors, les calculs formels effectués par le robot doivent pouvoir se traduire en termes sensori-moteurs. Pour le robot, chaque signe manipulé doit impérativement référer à un objet ou une classe d'objet de l'environnement. L'interprétation du système formel devient indispensable. Il doit donc exister un programme capable de faire la catégorisation. C'est-à-dire, capable de combler l'immense fossé séparant, d'une part, les signaux bruts arrivant des capteurs et envoyés aux actionneurs et, d'autre part, la description abstraite et rigoureuse de l'environnement que le système formel suppose.

Le programmeur a sa propre conception de l'environnement. Via ses sens, grâce à ses appareils expérimentaux et vu l'ensemble des expériences et des connaissances qu'il a accumulées au cours de sa vie il est capable de "projeter" une structure ensembliste sur l'environnement. Il peut nommer les objets et ensemble d'objets qu'il observe. Il peut construire un modèle formel de l'environnement et attacher, à chacun des termes et à chacune des propositions de ce modèle, une signification (i.e. les relier à l'environnement via ses perceptions et ses actions). Il est capable pour certaines des propositions du système formel de dire (ou de faire calculer par une machine) si elles sont dérivables ou réfutables. Il est en mesure de déterminer si la signification de ces formules correspond à une vérité ou une contre-vérité dans l'environnement.


Figure 6 : difficultés de l'approche F+I des systèmes sensori-moteur

Le programmeur utilise ce système formel pour programmer le robot, c'est-à-dire pour lui spécifier ce qu'il doit faire et comment il doit le faire. Il l'utilise aussi pour recueillir les informations que le robot lui renvoie. Il utilise donc le système formel comme un langage pour communiquer avec le robot. Ils ne peuvent tous deux se "comprendre" que si la signification que le programmeur attache aux signes et aux propositions du système formel est assez proche de l'interprétation de ces signes qu'il a fournie au robot. Concrètement, cela signifie que le programmeur a dû fournir au robot un programme lui donnant la faculté de catégoriser correctement l'environnement à partir de ses données sensori-motrice. Catégoriser correctement, signifie ici, que le robot doit être capable à partir de ses données sensori-motrices propres, d'identifier, sans aucune ambiguïté ou incertitude, les objets et ensembles d'objets du domaine de discours sous-tendant le langage formel utilisé par le programmeur pour dialoguer avec lui (voir figure 6).

Une première difficulté dans l'écriture de ce programme tiens aux différences existant entre les appareils sensori-moteurs du robot et du concepteur. Le concepteur voudrait que le robot soit capable de distinguer les mêmes objets et ensembles que lui. Cela peut-il être possible quand l'un est fait de chair et de sang, de neurones et d'hormones, et l'autre de métal et de silicium, de micro-processeurs et d'algorithmes?

La principale des difficultés n'est cependant pas là. Un système formel lorsqu'il sert à décrire un environnement physique ne peut pas être complet.
Il n'est pas possible de prendre en compte exhaustivement les facteurs influençant le phénomène étudié, pour au moins 3 raisons de principe :

En pratique, pas besoin d'invoquer ces raisons fondamentales et polémiques. Un système sensori-moteur, qu'il soit vivant ou artificiel, doit de manière évidente prendre des décisions en n'ayant qu'une connaissance extrêmement partielle de son environnement. Les systèmes vivants même les plus simples nous prouvent que cela est possible.
Dès lors, il est impossible de catégoriser de manière absolue les données sensorielles et motrices. Le modèle utilisé pour interpréter les données n'est jamais suffisamment précis et complet pour pouvoir rendre compte de toutes les variations possibles des mesures. Il existe toujours des variables "cachées" qui "brouillent" les données sensori-motrices. Le diagnostic souvent porté sur ce genre de situation consiste à dire que les données sensori-motrices sont "bruitées" voire même quelquefois "aberrantes". Etrange retournement de causalité qui semble considéré le modèle comme exacte et imputer au monde physique quelque tare inconnue.

Une des premières expériences que l'on a menées permet d'illustrer de manière très simple ce problème fondamental.
Le dispositif expérimental consiste en un "robot" qui se limite à un axe de rotation vertical commandé en position (angle [Theta]) portant une cellule photoélectrique mesurant une intensité lumineuse (intensité [Iota]). L'environnement est un seau de plastique vert dans la paroi duquel on a fixé une lampe éclairant l'intérieur (figure 7).


Figure 7 : dispositif expérimental

Nous avons "exploré" l'environnement du seau avec le protocole consistant à tirer au hasard (suivant une loi uniforme) des angles [theta], à faire tourner l'axe en fonction de cette commande et à mesurer l'intensité [iota] lue par la cellule après déplacement. Nous avons ainsi obtenu l'histogramme des couples de valeurs ([theta],[iota]) observés présenté figure 8.


Figure 8 : histogramme des couples de valeurs ([theta],[iota]) observés

L'interprétation de cet histogramme est très claire. Nous observons de hautes valeurs de l'intensité et une saturation de la cellule photoélectrique pour les angles où la cellule fait face à la lampe. Nous observons un deuxième pic d'intensité à 180deg. du précédent correspondant à la réflexion principale de la lumière sur les parois du seau.
Il est possible de construire de nombreux modèles formels de cet environnement, depuis de simples modèles géométriques jusqu'à de complexes modèles optiques cherchant à décrire précisément les réflexions à l'aide, par exemple, de lancer de rayons.
Sur le papier, le problème possède une symétrie évidente autour de l'axe principal d'illumination de la lampe. En effet, que le robot tourne d'un angle [theta] vers la gauche ou vers la droite à partir de cette position de référence devrait conduire à des situations parfaitement identiques en ce qui concerne l'illumination de la cellule. Un modélisateur ne manquera certainement pas de tenir compte d'une telle symétrie. Le modèle résultant prédira donc des valeurs identiques pour [iota] dans ces 2 situations.
Or, nous constatons que cette symétrie n'est pas vérifiée par les données expérimentales.

La première idée qui vient à un ingénieur dans ce genre de situation est de penser à un problème de calibration. Un modèle est dit " calibré " quand les valeurs des paramètres du modèle permettent une description " satisfaisante " du phénomène. Ici, par exemple, on peut penser que les paramètres géométriques ne sont pas exactement les bons, que l'axe vertical n'est peut-être pas parfaitement vertical ou peut être pas parfaitement centré. On peut alors, soit aller réaligner l'axe vertical, soit complexifier le modèle pour tenir compte du centrage et de l'inclinaison de l'axe. Nous avons essayé de la faire sans y parvenir. Les raisons de l'absence de symétrie sont ailleurs. Quelles sont-elles exactement ? Nous n'en savons rien. De nombreuses possibilités sont imaginables :

Complexifié le modèle pour pouvoir tenir compte de ces différentes causes possibles devient, manifestement, beaucoup plus difficile. Il faudrait modéliser, l'électronique de la cellule, celle du robot, l'éclairage de la salle et le comportement de la femme de ménage. Finalement, on voit clairement par cette expérience, que même pour un système sensori-moteur et un environnement aussi simple, il est très délicat de prétendre fournir un modèle formel exhaustif et complet de leur interaction.

Cette difficulté à faire le lien entre les signes du système formel et les données sensori-motrices est largement reconnue en intelligence artificielle et en robotique où elle prend de multiples visages et divers noms dont nous ne retiendrons que celui de "problème de l'ancrage perceptif des symboles"[6].

La parade habituelle pour pallier cette difficulté consiste à contraindre l'environnement dans lequel évolue le système sensori-moteur et les fonctions qu'il a à remplir.
Dans l'exemple précédent, comme on l'a déjà dit, le réflexe d'un roboticien serait de rechercher les causes de la dissymétrie pour modifier soit le robot, soit l'environnement, afin de supprimer ce "défaut". "Défaut" signifiant ici que le monde physique a le mauvais goût de ne pas vouloir correspondre au modèle mathématique supposé le décrire.
En robotique industrielle, cette approche est légitime et permet de développer des applications robotiques opérationnelles. L'environnement du robot peut toujours être étroitement contrôlé et les tâches qu'il a à remplir bien spécifiées. Ceci assure la pertinence du modèle employé.

Contrôler et contraindre l'environnement n'est, cependant, pas toujours possible. Les systèmes sensori-moteur vivant n'évoluent pas dans des environnements spécifiquement conçus pour eux.
Étant donné les buts scientifiques de ce travail, nous nous intéressons à la robotique en environnement naturel, c'est-à-dire dans des environnements donnés au robot indépendamment de sa propre conception.
L'approche F+I des systèmes sensori-moteur nous semble dans ce cas dans une impasse, car, nous ne voyons pas comment surmonter la difficulté à catégoriser. Seule une approche radicalement différente des systèmes sensori-moteurs paraît pouvoir espérer aborder cette question.



[6]symbol grounding problem, voir Harnad [Harnad90]


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