Les deux paragraphes précédents ont montré comment
l'approche F+I échappait à la nécessité de spécifier
une interprétation lorsqu'on l'applique, soit aux sciences, soit
à l'informatique.
Quand l'approche F+I est appliquée à un système sensori-moteur,
comme nous allons le voir, il n'est plus possible d'échapper à
la spécification rigoureuse d'une interprétation. Cette approche
se heurte donc dans ce cas, de plein fouet, aux insurmontables difficultés
de la catégorisation.
Le phénomène modélisé par un système
sensori-moteur est son propre environnement physique. Le système
interagit directement avec cet environnement, il fait partie intégrante
du phénomène qu'il modélise. Cette interaction ne passe
plus par la médiation d'un utilisateur humain, mais par le biais
des capteurs et actionneurs du robot. Dès lors, les calculs formels
effectués par le robot doivent pouvoir se traduire en termes sensori-moteurs.
Pour le robot, chaque signe manipulé doit impérativement référer
à un objet ou une classe d'objet de l'environnement. L'interprétation
du système formel devient indispensable. Il doit donc exister un
programme capable de faire la catégorisation. C'est-à-dire,
capable de combler l'immense fossé séparant, d'une part, les
signaux bruts arrivant des capteurs et envoyés aux actionneurs et,
d'autre part, la description abstraite et rigoureuse de l'environnement
que le système formel suppose.
Le programmeur a sa propre conception de l'environnement. Via ses sens,
grâce à ses appareils expérimentaux et vu l'ensemble
des expériences et des connaissances qu'il a accumulées au
cours de sa vie il est capable de "projeter" une structure ensembliste
sur l'environnement. Il peut nommer les objets et ensemble d'objets qu'il
observe. Il peut construire un modèle formel de l'environnement et
attacher, à chacun des termes et à chacune des propositions
de ce modèle, une signification (i.e. les relier à l'environnement
via ses perceptions et ses actions). Il est capable pour certaines des propositions
du système formel de dire (ou de faire calculer par une machine)
si elles sont dérivables ou réfutables. Il est en mesure de
déterminer si la signification de ces formules correspond à
une vérité ou une contre-vérité dans l'environnement.
Figure 6 : difficultés de l'approche F+I des systèmes sensori-moteur
Le programmeur utilise ce système formel pour programmer le robot,
c'est-à-dire pour lui spécifier ce qu'il doit faire et comment
il doit le faire. Il l'utilise aussi pour recueillir les informations que
le robot lui renvoie. Il utilise donc le système formel comme un
langage pour communiquer avec le robot. Ils ne peuvent tous deux se "comprendre"
que si la signification que le programmeur attache aux signes et aux propositions
du système formel est assez proche de l'interprétation de
ces signes qu'il a fournie au robot. Concrètement, cela signifie
que le programmeur a dû fournir au robot un programme lui donnant
la faculté de catégoriser correctement l'environnement à
partir de ses données sensori-motrice. Catégoriser correctement,
signifie ici, que le robot doit être capable à partir de ses
données sensori-motrices propres, d'identifier, sans aucune ambiguïté
ou incertitude, les objets et ensembles d'objets du domaine de discours
sous-tendant le langage formel utilisé par le programmeur pour dialoguer
avec lui (voir figure 6).
Une première difficulté dans l'écriture de ce programme
tiens aux différences existant entre les appareils sensori-moteurs
du robot et du concepteur. Le concepteur voudrait que le robot soit capable
de distinguer les mêmes objets et ensembles que lui. Cela peut-il
être possible quand l'un est fait de chair et de sang, de neurones
et d'hormones, et l'autre de métal et de silicium, de micro-processeurs
et d'algorithmes?
La principale des difficultés n'est cependant pas là. Un système
formel lorsqu'il sert à décrire un environnement physique
ne peut pas être complet.
Il n'est pas possible de prendre en compte exhaustivement les facteurs influençant
le phénomène étudié, pour au moins 3 raisons
de principe :
En pratique, pas besoin d'invoquer ces raisons fondamentales et polémiques.
Un système sensori-moteur, qu'il soit vivant ou artificiel, doit
de manière évidente prendre des décisions en n'ayant
qu'une connaissance extrêmement partielle de son environnement. Les
systèmes vivants même les plus simples nous prouvent que cela
est possible.
Dès lors, il est impossible de catégoriser de manière
absolue les données sensorielles et motrices. Le modèle utilisé
pour interpréter les données n'est jamais suffisamment précis
et complet pour pouvoir rendre compte de toutes les variations possibles
des mesures. Il existe toujours des variables "cachées"
qui "brouillent" les données sensori-motrices. Le diagnostic
souvent porté sur ce genre de situation consiste à dire que
les données sensori-motrices sont "bruitées" voire
même quelquefois "aberrantes". Etrange retournement de causalité
qui semble considéré le modèle comme exacte et imputer
au monde physique quelque tare inconnue.
Une des premières expériences que l'on a menées permet
d'illustrer de manière très simple ce problème fondamental.
Le dispositif expérimental consiste en un "robot" qui se
limite à un axe de rotation vertical commandé en position
(angle [Theta]) portant une cellule photoélectrique mesurant une
intensité lumineuse (intensité [Iota]). L'environnement est
un seau de plastique vert dans la paroi duquel on a fixé une lampe
éclairant l'intérieur (figure 7).
Figure 7 : dispositif expérimental
Nous avons "exploré" l'environnement du seau avec le
protocole consistant à tirer au hasard (suivant une loi uniforme)
des angles [theta], à faire tourner l'axe en fonction de cette commande
et à mesurer l'intensité [iota] lue par la cellule après
déplacement. Nous avons ainsi obtenu l'histogramme des couples de
valeurs ([theta],[iota]) observés présenté figure 8.
Figure 8 : histogramme des couples de valeurs ([theta],[iota]) observés
L'interprétation de cet histogramme est très claire. Nous
observons de hautes valeurs de l'intensité et une saturation de la
cellule photoélectrique pour les angles où la cellule fait
face à la lampe. Nous observons un deuxième pic d'intensité
à 180deg. du précédent correspondant à la réflexion
principale de la lumière sur les parois du seau.
Il est possible de construire de nombreux modèles formels de cet
environnement, depuis de simples modèles géométriques
jusqu'à de complexes modèles optiques cherchant à décrire
précisément les réflexions à l'aide, par exemple,
de lancer de rayons.
Sur le papier, le problème possède une symétrie évidente
autour de l'axe principal d'illumination de la lampe. En effet, que le robot
tourne d'un angle [theta] vers la gauche ou vers la droite à partir
de cette position de référence devrait conduire à des
situations parfaitement identiques en ce qui concerne l'illumination de
la cellule. Un modélisateur ne manquera certainement pas de tenir
compte d'une telle symétrie. Le modèle résultant prédira
donc des valeurs identiques pour [iota] dans ces 2 situations.
Or, nous constatons que cette symétrie n'est pas vérifiée
par les données expérimentales.
La première idée qui vient à un ingénieur dans
ce genre de situation est de penser à un problème de calibration.
Un modèle est dit " calibré " quand les valeurs
des paramètres du modèle permettent une description "
satisfaisante " du phénomène. Ici, par exemple, on peut
penser que les paramètres géométriques ne sont pas
exactement les bons, que l'axe vertical n'est peut-être pas parfaitement
vertical ou peut être pas parfaitement centré. On peut alors,
soit aller réaligner l'axe vertical, soit complexifier le modèle
pour tenir compte du centrage et de l'inclinaison de l'axe. Nous avons essayé
de la faire sans y parvenir. Les raisons de l'absence de symétrie
sont ailleurs. Quelles sont-elles exactement ? Nous n'en savons rien. De
nombreuses possibilités sont imaginables :
Complexifié le modèle pour pouvoir tenir compte de ces
différentes causes possibles devient, manifestement, beaucoup plus
difficile. Il faudrait modéliser, l'électronique de la cellule,
celle du robot, l'éclairage de la salle et le comportement de la
femme de ménage. Finalement, on voit clairement par cette expérience,
que même pour un système sensori-moteur et un environnement
aussi simple, il est très délicat de prétendre fournir
un modèle formel exhaustif et complet de leur interaction.
Cette difficulté à faire le lien entre les signes du système
formel et les données sensori-motrices est largement reconnue en
intelligence artificielle et en robotique où elle prend de multiples
visages et divers noms dont nous ne retiendrons que celui de "problème
de l'ancrage perceptif des symboles"[6].
La parade habituelle pour pallier cette difficulté consiste à
contraindre l'environnement dans lequel évolue le système
sensori-moteur et les fonctions qu'il a à remplir.
Dans l'exemple précédent, comme on l'a déjà
dit, le réflexe d'un roboticien serait de rechercher les causes de
la dissymétrie pour modifier soit le robot, soit l'environnement,
afin de supprimer ce "défaut". "Défaut"
signifiant ici que le monde physique a le mauvais goût de ne pas vouloir
correspondre au modèle mathématique supposé le décrire.
En robotique industrielle, cette approche est légitime et permet
de développer des applications robotiques opérationnelles.
L'environnement du robot peut toujours être étroitement contrôlé
et les tâches qu'il a à remplir bien spécifiées.
Ceci assure la pertinence du modèle employé.
Contrôler et contraindre l'environnement n'est, cependant, pas toujours
possible. Les systèmes sensori-moteur vivant n'évoluent pas
dans des environnements spécifiquement conçus pour eux.
Étant donné les buts scientifiques de ce travail, nous nous
intéressons à la robotique en environnement naturel,
c'est-à-dire dans des environnements donnés au robot indépendamment
de sa propre conception.
L'approche F+I des systèmes sensori-moteur nous semble dans ce cas
dans une impasse, car, nous ne voyons pas comment surmonter la difficulté
à catégoriser. Seule une approche radicalement différente
des systèmes sensori-moteurs paraît pouvoir espérer
aborder cette question.